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Guy de Maupassant

Le Horla (1887)
   °°°°°
Le Horla, P. Ollendorff, 1895 [trente-cinquième édition] (pp. 3-68).
   °°°°°     °°°°°°°°°°


8 mai. – Quelle journée admirable ! J’ai passé toute la matinée étendu sur 
                                                                ^^^^^^
* 64:70  # 3514s  : Accord de genre erroné : « matinée » est féminin, « étendu »
  est masculin.
  > Suggestions : étendue

l’herbe, devant ma maison, sous l’énorme platane qui la couvre, l’abrite et 
l’ombrage tout entière. J’aime ce pays, et j’aime y vivre parce que j’y ai mes 
racines, ces profondes et délicates racines, qui attachent un homme à la terre 
où sont nés et morts ses aïeux, qui l’attachent à ce qu’on pense et à ce qu’on 
mange, aux usages comme aux nourritures, aux locutions locales, aux intonations 
des paysans, aux odeurs du sol, des villages et de l’air lui-même.

J’aime ma maison où j’ai grandi. De mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, 
le long de mon jardin, derrière la route, presque chez moi, la grande et large 
Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte de bateaux qui passent.

À gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville aux toits bleus, sous le peuple pointu 
des clochers gothiques. Ils sont innombrables, frêles ou larges, dominés par la 
flèche de fonte de la cathédrale, et pleins de cloches qui sonnent dans l’air 
bleu des belles matinées, jetant jusqu’à moi leur doux et lointain 
bourdonnement de fer, leur chant d’airain que la brise m’apporte, tantôt plus 
fort et tantôt plus affaibli, suivant qu’elle s’éveille ou s’assoupit.

Comme il faisait bon ce matin !

Vers onze heures, un long convoi de navires, traînés par un remorqueur, gros 
comme une mouche, et qui râlait de peine en vomissant une fumée épaisse, défila 
devant ma grille.

Après deux goëlettes anglaises, dont le pavillon rouge ondoyait sur le ciel, 
           °°°°°°°°°
venait un superbe trois-mats brésilien, tout blanc, admirablement propre et 
luisant. Je le saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire me fit plaisir à 
voir.

12 mai. – J’ai un peu de fièvre depuis quelques jours ; je me sens souffrant, 
ou plutôt je me sens triste.

D’où viennent ces influences mystérieuses qui changent en découragement notre 
bonheur et notre confiance en détresse. On dirait que l’air, l’air invisible 
est plein d’inconnaissables Puissances, dont nous subissons les voisinages 
mystérieux. Je m’éveille plein de gaîté, avec des envies de chanter dans la 
gorge. – Pourquoi ? – Je descends le long de l’eau ; et soudain, après une 
courte promenade, je rentre désolé, comme si quelque malheur m’attendait chez 
moi. – Pourquoi ? – Est-ce un frisson de froid qui, frôlant ma peau, a ébranlé 
mes nerfs et assombri mon âme ? Est-ce la forme des nuages, ou la couleur du 
jour, la couleur des choses, si variable, qui, passant par mes yeux, a troublé 
ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le 
regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons 
sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, 
sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre cœur lui-même, des effets 
rapides, surprenants et inexplicables ?

Comme il est profond, ce mystère de l’Invisible ! Nous ne le pouvons sonder 
avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop 
petit, ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop loin, ni les habitants 
d’une étoile, ni les habitants d’une goutte d’eau… avec nos oreilles qui nous 
trompent, car elles nous transmettent les vibrations de l’air en notes sonores. 
Elles sont des fées qui font ce miracle de changer en bruit ce mouvement et par 
cette métamorphose donnent naissance à la musique, qui rend chantante 
l’agitation muette de la nature… avec notre odorat, plus faible que celui du 
chien… avec notre goût, qui peut à peine discerner l’âge d’un vin !

Ah ! si nous avions d’autres organes qui accompliraient en notre faveur 
d’autres miracles, que de choses nous pourrions découvrir encore autour de 
nous !

16 mai. – Je suis malade, décidément ! Je me portais si bien le mois dernier ! 
J’ai la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un énervement fiévreux, qui rend 
mon âme aussi souffrante que mon corps. J’ai sans cesse cette sensation 
affreuse d’un danger menaçant, cette appréhension d’un malheur qui vient ou de 
la mort qui approche, ce pressentiment qui est sans doute l’atteinte d’un mal 
encore inconnu, germant dans le sang et dans la chair.

18 mai. – Je viens d’aller consulter mon médecin, car je ne pouvais plus 
dormir. Il m’a trouvé le pouls rapide, l’œil dilaté, les nerfs vibrants, mais 
sans aucun symptôme alarmant. Je dois me soumettre aux douches et boire du 
bromure de potassium.

25 mai. – Aucun changement ! Mon état, vraiment, est bizarre. À mesure 
qu’approche le soir, une inquiétude incompréhensible m’envahit, comme si la 
nuit cachait pour moi une menace terrible. Je dîne vite, puis j’essaie de 
lire ; mais je ne comprends pas les mots ; je distingue à peine les lettres. Je 
marche alors dans mon salon de long en large, sous l’oppression d’une crainte 
confuse et irrésistible, la crainte du sommeil et la crainte du lit.

Vers dix heures, je monte dans ma chambre. À peine entré, je donne deux tours 
de clef, et je pousse les verrous ; j’ai peur… de quoi ?… Je ne redoutais rien 
jusqu’ici… j’ouvre mes armoires, je regarde sous mon lit ; j’écoute… j’écoute… 
quoi ?… Est-ce étrange qu’un simple malaise, un trouble de la circulation 
peut-être, l’irritation d’un filet nerveux, un peu de congestion, une toute 
petite perturbation dans le fonctionnement si imparfait et si délicat de notre 
machine vivante, puisse faire un mélancolique du plus joyeux des hommes, et un 
poltron du plus brave ? Puis, je me couche, et j’attends le sommeil comme on 
attendrait le bourreau. Je l’attends avec l’épouvante de sa venue ; et mon cœur 
bat, et mes jambes frémissent ; et tout mon corps tressaille dans la chaleur 
des draps, jusqu’au moment où je tombe tout à coup dans le repos, comme on 
tomberait pour s’y noyer, dans un gouffre d’eau stagnante. Je ne le sens pas 
venir, comme autrefois, ce sommeil perfide, caché près de moi, qui me guette, 
qui va me saisir par la tête, me fermer les yeux, m’anéantir.

Je dors – longtemps – deux ou trois heures – puis un rêve – non – un cauchemar 
m’étreint. Je sens bien que je suis couché et que je dors,… je le sens et je le 
                                                         ^^
* 136:138  # 377p  : Typographie : pas de virgule avant les points de
  suspension.
  > Suggestions : …

sais… et je sens aussi que quelqu’un s’approche de moi, me regarde, me palpe, 
monte sur mon lit, s’agenouille sur ma poitrine, me prend le cou entre ses 
mains et serre… serre… de toute sa force pour m’étrangler.

Moi, je me débats, lié par cette impuissance atroce, qui nous paralyse dans les 
songes ; je veux crier, – je ne peux pas ; – je veux remuer, – je ne peux pas ; 
– j’essaye, avec des efforts affreux, en haletant, de me tourner, de rejeter 
cet être qui m’écrase et qui m’étouffe, – je ne peux pas !

Et soudain, je m’éveille, affolé, couvert de sueur. J’allume une bougie. Je 
suis seul.

Après cette crise, qui se renouvelle toutes les nuits, je dors enfin, avec 
calme, jusqu’à l’aurore.

2 juin. – Mon état s’est encore aggravé. Qu’ai-je donc ? Le bromure n’y fait 
rien ; les douches n’y font rien. Tantôt, pour fatiguer mon corps, si las 
pourtant, j’allai faire un tour dans la forêt de Roumare. Je crus d’abord que 
                                                 °°°°°°°
l’air frais, léger et doux, plein d’odeur d’herbes et de feuilles, me versait 
aux veines un sang nouveau, au cœur une énergie nouvelle. Je pris une grande 
avenue de chasse, puis je tournai vers La Bouille, par une allée étroite, entre 
deux armées d’arbres démesurément hauts qui mettaient un toit vert, épais, 
presque noir, entre le ciel et moi.

Un frisson me saisit soudain, non pas un frisson de froid, mais un étrange 
frisson d’angoisse.

Je hâtai le pas, inquiet d’être seul dans ce bois, apeuré sans raison, 
stupidement, par la profonde solitude. Tout à coup, il me sembla que j’étais 
suivi, qu’on marchait sur mes talons, tout près, à me toucher.

Je me retournai brusquement. J’étais seul. Je ne vis derrière moi que la droite 
et large allée, vide, haute, redoutablement vide ; et de l’autre côté elle 
s’étendait aussi à perte de vue, toute pareille, effrayante.

Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me mis à tourner sur un talon, très vite, 
comme une toupie. Je faillis tomber ; je rouvris les yeux ; les arbres 
dansaient ; la terre flottait ; je dus m’asseoir. Puis, ah ! je ne savais plus 
par où j’étais venu ! Bizarre idée ! Bizarre ! Bizarre idée ! Je ne savais plus 
du tout. Je partis par le côté qui se trouvait à ma droite, et je revins dans 
l’avenue qui m’avait amené au milieu de la forêt.

3 juin. – La nuit a été horrible. Je vais m’absenter pendant quelques semaines. 
Un petit voyage, sans doute, me remettra.

2 juillet. – Je rentre. Je suis guéri. J’ai fait d’ailleurs une excursion 
charmante. J’ai visité le mont Saint-Michel que je ne connaissais pas.

Quelle vision, quand on arrive, comme moi, à Avranches, vers la fin du jour ! 
                                             °°°°°°°°°
La ville est sur une colline ; et on me conduisit dans le jardin public, au 
bout de la cité. Je poussai un cri d’étonnement. Une baie démesurée s’étendait 
devant moi, à perte de vue, entre deux côtes écartées se perdant au loin dans 
les brumes ; et au milieu de cette immense baie jaune, sous un ciel d’or et de 
clarté, s’élevait sombre et pointu un mont étrange, au milieu des sables. Le 
soleil venait de disparaître, et sur l’horizon encore flamboyant se dessinait 
le profil de ce fantastique rocher qui porte sur son sommet un fantastique 
monument.

Dès l’aurore, j’allai vers lui. La mer était basse, comme la veille au soir, et 
je regardais se dresser devant moi, à mesure que j’approchais d’elle, la 
surprenante abbaye. Après plusieurs heures de marche, j’atteignis l’énorme bloc 
de pierres qui porte la petite cité dominée par la grande église. Ayant gravi 
la rue étroite et rapide, j’entrai dans la plus admirable demeure gothique 
construite pour Dieu sur la terre, vaste comme une ville, pleine de salles 
basses écrasées sous des voûtes et de hautes galeries que soutiennent de frêles 
colonnes. J’entrai dans ce gigantesque bijou de granit, aussi léger qu’une 
dentelle, couvert de tours, de sveltes clochetons, où montent des escaliers 
tordus, et qui lancent dans le ciel bleu des jours, dans le ciel noir des 
nuits, leurs têtes bizarres hérissées de chimères, de diables, de bêtes 
fantastiques, de fleurs monstrueuses, et reliés l’un à l’autre par de fines 
arches ouvragées.

Quand je fus sur le sommet, je dis au moine qui m’accompagnait : « Mon père, 
comme vous devez être bien ici ! »

Il répondit : « Il y a beaucoup de vent, Monsieur » ; et nous nous mîmes à 
causer en regardant monter la mer, qui courait sur le sable et le couvrait 
d’une cuirasse d’acier.

Et le moine me conta des histoires, toutes les vieilles histoires de ce lieu, 
des légendes, toujours des légendes.

Une d’elles me frappa beaucoup. Les gens du pays, ceux du mont, prétendent 
qu’on entend parler la nuit dans les sables, puis qu’on entend bêler deux 
chèvres, l’une avec une voix forte, l’autre avec une voix faible. Les 
incrédules affirment que ce sont les cris des oiseaux de mer, qui ressemblent 
tantôt à des bêlements, et tantôt à des plaintes humaines ; mais les pêcheurs 
attardés jurent avoir rencontré rôdant sur les dunes, entre deux marées, autour 
de la petite ville jetée ainsi loin du monde, un vieux berger, dont on ne voit 
jamais la tête couverte de son manteau, et qui conduit, en marchant devant eux, 
un bouc à figure d’homme et une chèvre à figure de femme, tous deux avec de 
longs cheveux blancs et parlant sans cesse, se querellant dans une langue 
inconnue, puis cessant soudain de crier pour bêler de toute leur force.

Je dis au moine : « Y croyez-vous ? »

Il murmura : « Je ne sais pas. »

Je repris : « S’il existait sur la terre d’autres êtres que nous, comment ne 
les connaîtrions-nous point depuis longtemps : comment ne les auriez-vous pas 
vus, vous ? comment ne les aurais-je pas vus, moi ? »

Il répondit : « Est-ce que nous voyons la cent-millième partie de ce qui 
existe ? Tenez, voici le vent, qui est la plus grande force de la nature, qui 
renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en 
montagnes d’eau, détruit les falaises, et jette aux brisants les grands 
navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, – l’avez-vous vu, 
et pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant. »

Je me tus devant ce simple raisonnement. Cet homme était un sage ou peut-être 
un sot. Je ne l’aurais pu affirmer au juste ; mais je me tus. Ce qu’il disait 
là, je l’avais pensé souvent.

3 juillet. – J’ai mal dormi ; certes, il y a ici une influence fiévreuse, car 
mon cocher souffre du même mal que moi. En rentrant hier, j’avais remarqué sa 
pâleur singulière. Je lui demandai :

— Qu’est-ce que vous avez, Jean ?

— J’ai que je ne peux plus me reposer, Monsieur, ce sont mes nuits qui mangent 
mes jours. Depuis le départ de Monsieur, cela me tient comme un sort.

Les autres domestiques vont bien cependant, mais j’ai grand peur d’être repris, 
moi.

4 juillet. – Décidément, je suis repris. Mes cauchemars anciens reviennent. 
Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la 
mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme 
aurait fait une sangsue. Puis il s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, 
tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer. Si cela 
continue encore quelques jours, je repartirai certainement.

5 juillet. – Ai-je perdu la raison ? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu la nuit 
dernière est tellement étrange, que ma tête s’égare quand j’y songe !

Comme je le fais maintenant chaque soir j’avais fermé ma porte à clef ; puis, 
ayant soif, je bus un demi-verre d’eau, et je remarquai par hasard que ma 
carafe était pleine jusqu’au bouchon de cristal.

Je me couchai ensuite et je tombai dans un de mes sommeils épouvantables, dont 
je fus tiré au bout de deux heures environ par une secousse plus affreuse 
encore.

Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille avec un 
couteau dans le poumon, et qui râle, couvert de sang, et qui ne peut plus 
respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas – voilà.

Ayant enfin reconquis ma raison, j’eus soif de nouveau ; j’allumai une bougie 
et j’allai vers la table où était posée ma carafe. Je la soulevai en la 
penchant sur mon verre ; rien ne coula. – Elle était vide ! Elle était vide 
complètement ! D’abord, je n’y compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis 
une émotion si terrible, que je dus m’asseoir, ou plutôt, que je tombai sur une 
chaise ! puis, je me redressai d’un saut pour regarder autour de moi ! puis je 
me rassis, éperdu d’étonnement et de peur, devant le cristal transparent ! Je 
le contemplais avec des yeux fixes, cherchant à deviner. Mes mains 
tremblaient ! On avait donc bu cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce ne 
pouvait être que moi ? Alors, j’étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de 
cette double vie mystérieuse qui fait douter s’il y a deux êtres en nous, ou si 
un être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre 
âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à 
nous-mêmes, plus qu’à nous-mêmes.

Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ? Qui comprendra l’émotion d’un 
homme, sain d’esprit, bien éveillé, plein de raison et qui regarde épouvanté, à 
travers le verre d’une carafe, un peu d’eau disparue pendant qu’il a dormi ! Et 
je restai là jusqu’au jour, sans oser regagner mon lit.

6 juillet. – Je deviens fou. On a encore bu toute ma carafe cette nuit ; – ou 
plutôt, je l’ai bue !

Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je 
deviens fou ? Qui me sauvera ?

10 juillet. – Je viens de faire des épreuves surprenantes.

Décidément, je suis fou ! Et pourtant !

Le 6 juillet, avant de me coucher, j’ai placé sur ma table du vin, du lait, de 
l’eau, du pain et des fraises.

On a bu – j’ai bu – toute l’eau, et un peu de lait. On n’a touché ni au vin, ni 
au pain, ni aux fraises.

Le 7 juillet, j’ai renouvelé la même épreuve, qui a donné le même résultat.

Le 8 juillet, j’ai supprimé l’eau et le lait. On n’a touché à rien.

Le 9 juillet enfin, j’ai remis sur ma table l’eau et le lait seulement, en 
ayant soin d’envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de 
ficeler les bouchons. Puis, j’ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de 
la mine de plomb, et je me suis couché.

L’invincible sommeil m’a saisi, suivi bientôt de l’atroce réveil. Je n’avais 
point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Je m’élançai vers 
ma table. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés. Je 
déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l’eau ! on avait 
bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !…

Je vais partir tout à l’heure pour Paris.

12 juillet. – Paris. J’avais donc perdu la tête les jours derniers ! J’ai dû 
être le jouet de mon imagination énervée, à moins que je ne sois vraiment 
somnambule, ou que j’aie subi une de ces influences constatées, mais 
inexplicables jusqu’ici, qu’on appelle suggestions. En tout cas, mon affolement 
touchait à la démence, et vingt-quatre heures de Paris ont suffi pour me 
remettre d’aplomb.

Hier, après des courses et des visites, qui m’ont fait passer dans l’âme de 
l’air nouveau et vivifiant, j’ai fini ma soirée au Théâtre-Français. On y 
jouait une pièce d’Alexandre Dumas fils ; et cet esprit alerte et puissant a 
achevé de me guérir. Certes, la solitude est dangereuse pour les intelligences 
qui travaillent. Il nous faut, autour de nous, des hommes qui pensent et qui 
parlent. Quand nous sommes seuls longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.

Je suis rentré à l’hôtel très gai, par les boulevards. Au coudoiement de la 
foule, je songeais, non sans ironie, à mes terreurs, à mes suppositions de 
l’autre semaine, car j’ai cru, oui, j’ai cru qu’un être invisible habitait sous 
mon toit. Comme notre tête est faible et s’effare, et s’égare vite, dès qu’un 
petit fait incompréhensible nous frappe !

Au lieu de conclure par ces simples mots : « Je ne comprends pas parce que la 
cause m’échappe », nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des 
puissances surnaturelles.

14 juillet. – Fête de la République. Je me suis promené par les rues. Les 
pétards et les drapeaux m’amusaient comme un enfant. C’est pourtant fort bête 
d’être joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement. Le peuple est un 
troupeau imbécile, tantôt stupidement patient et tantôt férocement révolté. On 
lui dit : « Amuse-toi. » Il s’amuse. On lui dit : « Va te battre avec le 
voisin. » Il va se battre. On lui dit : « Vote pour l’Empereur. » Il vote pour 
l’Empereur. Puis, on lui dit : « Vote pour la République. » Et il vote pour la 
République.

Ceux qui le dirigent sont aussi sots ; mais au lieu d’obéir à des hommes, ils 
obéissent à des principes, lesquels ne peuvent être que niais, stériles et 
faux, par cela même qu’ils sont des principes, c’est-à-dire des idées réputées 
certaines et immuables, en ce monde où l’on n’est sûr de rien, puisque la 
lumière est une illusion, puisque le bruit est une illusion.

16 juillet. – J’ai vu hier des choses qui m’ont beaucoup troublé.

Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé, dont le mari commande le 76e chasseurs à 
Limoges. Je me trouvais chez elle avec deux jeunes femmes, dont l’une a épousé 
un médecin, le docteur Parent, qui s’occupe beaucoup des maladies nerveuses et 
des manifestations extraordinaires auxquelles donnent lieu en ce moment les 
expériences sur l’hypnotisme et la suggestion.

Il nous raconta longtemps les résultats prodigieux obtenus par des savants 
anglais et par les médecins de l’école de Nancy.

Les faits qu’il avança me parurent tellement bizarres, que je me déclarai tout 
à fait incrédule.

« Nous sommes, affirmait-il, sur le point de découvrir un des plus importants 
secrets de la nature, je veux dire, un de ses plus importants secrets sur cette 
terre ; car elle en a certes d’autrement importants, là-bas, dans les étoiles. 
Depuis que l’homme pense, depuis qu’il sait dire et écrire sa pensée, il se 
sent frôlé par un mystère impénétrable pour ses sens grossiers et imparfaits, 
et il tâche de suppléer, par l’effort de son intelligence, à l’impuissance de 
ses organes. Quand cette intelligence demeurait encore à l’état rudimentaire, 
cette hantise des phénomènes invisibles a pris des formes banalement 
effrayantes. De là sont nées les croyances populaires au surnaturel, les 
légendes des esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des revenants, je dirai 
même la légende de Dieu, car nos conceptions de l’ouvrier-créateur, de quelque 
religion qu’elles nous viennent, sont bien les inventions les plus médiocres, 
les plus stupides, les plus inacceptables sorties du cerveau apeuré des 
créatures. Rien de plus vrai que cette parole de Voltaire : « Dieu a fait 
l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. »

« Mais, depuis un peu plus d’un siècle, on semble pressentir quelque chose de 
nouveau. Mesmer et quelques autres nous ont mis sur une voie inattendue, et 
         °°°°°°
nous sommes arrivés vraiment, depuis quatre ou cinq ans surtout, à des 
résultats surprenants. »

Ma cousine, très incrédule aussi, souriait. Le docteur Parent lui dit : – 
Voulez-vous que j’essaie de vous endormir, Madame ?

— Oui, je veux bien.

Elle s’assit dans un fauteuil et il commença à la regarder fixement en la 
fascinant. Moi, je me sentis soudain un peu troublé, le cœur battant, la gorge 
serrée. Je voyais les yeux de Mme Sablé s’alourdir, sa bouche se crisper, sa 
poitrine haleter.

Au bout de dix minutes, elle dormait.

— Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.

Et je m’assis derrière elle. Il lui plaça entre les mains une carte de visite 
en lui disant : « Ceci est un miroir ; que voyez-vous dedans ? »

Elle répondit :

— Je vois mon cousin.

— Que fait-il ?

— Il se tord la moustache.

— Et maintenant ?

— Il tire de sa poche une photographie.

— Quelle est cette photographie ?

— La sienne.

C’était vrai ! Et cette photographie venait de m’être livrée, le soir même, à 
l’hôtel.

— Comment est-il sur ce portrait ?

— Il se tient debout avec son chapeau à la main.

Donc elle voyait dans cette carte, dans ce carton blanc, comme elle eût vu dans 
une glace.

Les jeunes femmes, épouvantées, disaient : « Assez ! Assez ! Assez ! »

Mais le docteur ordonna : « Vous vous lèverez demain à huit heures ; puis vous 
irez trouver à son hôtel votre cousin, et vous le supplierez de vous prêter 
cinq mille francs que votre mari vous demande et qu’il vous réclamera à son 
prochain voyage. »

Puis il la réveilla.

En rentrant à l’hôtel, je songeais à cette curieuse séance et des doutes 
m’assaillirent, non point sur l’absolue, sur l’insoupçonnable bonne foi de ma 
cousine, que je connaissais comme une sœur, depuis l’enfance, mais sur une 
supercherie possible du docteur. Ne dissimulait-il pas dans sa main une glace 
qu’il montrait à la jeune femme endormie, en même temps que sa carte de 
visite ? Les prestidigitateurs de profession font des choses autrement 
singulières.

Je rentrai donc et je me couchai.

Or, ce matin, vers huit heures et demie, je fus réveillé par mon valet de 
chambre, qui me dit :

— C’est Mme Sablé qui demande à parler à Monsieur tout de suite.

Je m’habillai à la hâte et je la reçus.

Elle s’assit fort troublée, les yeux baissés, et, sans lever son voile, elle me 
dit :

— Mon cher cousin, j’ai un gros service à vous demander.

— Lequel, ma cousine ?

— Cela me gêne beaucoup de vous le dire, et pourtant, il le faut. J’ai besoin, 
absolument besoin, de cinq mille francs.

— Allons donc, vous ?

— Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui me charge de les trouver.

J’étais tellement stupéfait, que je balbutiais mes réponses. Je me demandais si 
vraiment elle ne s’était pas moquée de moi avec le docteur Parent, si ce 
n’était pas là une simple farce préparée d’avance et fort bien jouée.
                                ^^^^^^^^^^^^^^^^^
* 185:202  # 1518s  : Pléonasme.
  > Suggestions : préparée


Mais, en la regardant avec attention, tous mes doutes se dissipèrent. Elle 
tremblait d’angoisse, tant cette démarche lui était douloureuse, et je compris 
qu’elle avait la gorge pleine de sanglots.

Je la savais fort riche et je repris :

— Comment ! votre mari n’a pas cinq mille francs à sa disposition ! Voyons, 
réfléchissez. Êtes-vous sûre qu’il vous a chargée de me les demander ?

Elle hésita quelques secondes comme si elle eût fait un grand effort pour 
chercher dans son souvenir, puis elle répondit :

— Oui…, oui… j’en suis sûre.

— Il vous a écrit ?

Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai le travail torturant de sa 
pensée. Elle ne savait pas. Elle savait seulement qu’elle devait m’emprunter 
cinq mille francs pour son mari. Donc elle osa mentir.

— Oui, il m’a écrit.

— Quand donc ? Vous ne m’avez parlé de rien, hier.

— J’ai reçu sa lettre ce matin.

— Pouvez-vous me la montrer ?

— Non… non… non… elle contenait des choses intimes… trop personnelles… je l’ai… 
je l’ai brûlée.

— Alors, c’est que votre mari fait des dettes.

Elle hésita encore, puis murmura :

— Je ne sais pas.

Je déclarai brusquement :

— C’est que je ne puis disposer de cinq mille francs en ce moment, ma chère 
cousine.

Elle poussa une sorte de cri de souffrance.

— Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en prie, trouvez-les…

Elle s’exaltait, joignait les mains comme si elle m’eût prié ! J’entendais sa 
voix changer de ton ; elle pleurait et bégayait, harcelée, dominée par l’ordre 
irrésistible qu’elle avait reçu.

— Oh ! oh ! je vous en supplie… si vous saviez comme je souffre… il me les faut 
aujourd’hui.

J’eus pitié d’elle.

— Vous les aurez tantôt, je vous le jure.

Elle s’écria :

— Oh ! merci ! merci ! Que vous êtes bon.

Je repris : – Vous rappelez-vous ce qui s’est passé hier soir chez vous ?

— Oui.

— Vous rappelez-vous que le docteur Parent vous a endormie ?

— Oui.

— Eh ! bien, il vous a ordonné de venir m’emprunter ce matin cinq mille francs, 
et vous obéissez en ce moment à cette suggestion.

Elle réfléchit quelques secondes et répondit :

— Puisque c’est mon mari qui les demande.

Pendant une heure, j’essayai de la convaincre, mais je n’y pus parvenir.

Quand elle fut partie, je courus chez le docteur. Il allait sortir ; et il 
m’écouta en souriant. Puis il dit :

— Croyez-vous maintenant ?

— Oui, il le faut bien.

— Allons chez votre parente.

Elle sommeillait déjà sur une chaise longue, accablée de fatigue. Le médecin 
lui prit le pouls, la regarda quelque temps, une main levée vers ses yeux 
qu’elle ferma peu à peu sous l’effort insoutenable de cette puissance 
magnétique.

Quand elle fut endormie :

— Votre mari n’a plus besoin de cinq mille francs ! Vous allez donc oublier que 
vous avez prié votre cousin de vous les prêter, et, s’il vous parle de cela, 
vous ne comprendrez pas.

Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche un portefeuille :

— Voici, ma chère cousine, ce que vous m’avez demandé ce matin.

Elle fut tellement surprise que je n’osai pas insister. J’essayai cependant de 
ranimer sa mémoire, mais elle nia avec force, crut que je me moquais d’elle, et 
faillit, à la fin, se fâcher.
· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	·

Voilà ! je viens de rentrer ; et je n’ai pu déjeuner, tant cette expérience m’a 
bouleversé.

19 juillet. – Beaucoup de personnes à qui j’ai raconté cette aventure se sont 
moquées de moi. Je ne sais plus que penser. Le sage dit : Peut-être ?

21 juillet. – J’ai été dîner à Bougival, puis j’ai passé la soirée au bal des 
                               °°°°°°°°
canotiers. Décidément, tout dépend des lieux et des milieux. Croire au 
surnaturel dans l’île de la Grenouillère, serait le comble de la folie… mais au 
sommet du mont Saint-Michel ?… mais dans les Indes ? Nous subissons 
effroyablement l’influence de ce qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la 
semaine prochaine.

30 juillet. – Je suis revenu dans ma maison depuis hier. Tout va bien.

2 août. – Rien de nouveau ; il fait un temps superbe. Je passe mes journées à 
regarder couler la Seine.

4 août. – Querelles parmi mes domestiques. Ils prétendent qu’on casse les 
verres, la nuit, dans les armoires. Le valet de chambre accuse la cuisinière, 
qui accuse la lingère, qui accuse les deux autres. Quel est le coupable ? Bien 
fin qui le dirait !

6 août. – Cette fois, je ne suis pas fou. J’ai vu… j’ai vu… j’ai vu !… Je ne 
puis plus douter… j’ai vu !… J’ai encore froid jusque dans les ongles… j’ai 
encore peur jusque dans les moelles… j’ai vu !…

Je me promenais à deux heures, en plein soleil, dans mon parterre de rosiers… 
dans l’allée des rosiers d’automne qui commencent à fleurir.

Comme je m’arrêtais à regarder un géant des batailles, qui portait trois fleurs 
magnifiques, je vis, je vis distinctement, tout près de moi, la tige d’une de 
ces roses se plier, comme si une main invisible l’eût tordue, puis se casser 
comme si cette main l’eût cueillie ! Puis la fleur s’éleva, suivant la courbe 
qu’aurait décrite un bras en la portant vers une bouche, et elle resta 
suspendue dans l’air transparent, toute seule, immobile, effrayante tache rouge 
à trois pas de mes yeux.

Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir ! Je ne trouvai rien ; elle avait 
disparu. Alors je fus pris d’une colère furieuse contre moi-même ; car il n’est 
pas permis à un homme raisonnable et sérieux d’avoir de pareilles 
hallucinations.

Mais était-ce bien une hallucination ? Je me retournai pour chercher la tige, 
et je la retrouvai immédiatement sur l’arbuste, fraîchement brisée, entre les 
deux autres roses demeurées à la branche.

Alors, je rentrai chez moi l’âme bouleversée ; car je suis certain, maintenant, 
certain comme de l’alternance des jours et des nuits, qu’il existe près de moi 
un être invisible, qui se nourrit de lait et d’eau, qui peut toucher aux 
choses, les prendre et les changer de place, doué par conséquent d’une nature 
matérielle, bien qu’imperceptible pour nos sens, et qui habite comme moi, sous 
mon toit…

7 août. – J’ai dormi tranquille. Il a bu l’eau de ma carafe, mais n’a point 
troublé mon sommeil.

Je me demande si je suis fou. En me promenant, tantôt au grand soleil, le long 
de la rivière, des doutes me sont venus sur ma raison, non point des doutes 
vagues comme j’en avais jusqu’ici, mais des doutes précis, absolus. J’ai vu des 
fous ; j’en ai connu qui restaient intelligents, lucides, clairvoyants même sur 
toutes les choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient de tout avec 
clarté, avec souplesse, avec profondeur, et soudain leur pensée touchant 
l’écueil de leur folie, s’y déchirait en pièces, s’éparpillait et sombrait dans 
cet océan effrayant et furieux, plein de vagues bondissantes, de brouillards, 
de bourrasques, qu’on nomme « la démence ».

Certes, je me croirais fou, absolument fou, si je n’étais conscient, si je ne 
connaissais parfaitement mon état, si je ne le sondais en l’analysant avec une 
complète lucidité. Je ne serais donc, en somme, qu’un halluciné raisonnant. Un 
trouble inconnu se serait produit dans mon cerveau, un de ces troubles 
qu’essayent de noter et de préciser aujourd’hui les physiologistes ; et ce 
trouble aurait déterminé dans mon esprit, dans l’ordre et la logique de mes 
idées, une crevasse profonde. Des phénomènes semblables ont lieu dans le rêve 
qui nous promène à travers les fantasmagories les plus invraisemblables, sans 
que nous en soyons surpris, parce que l’appareil vérificateur, parce que le 
sens du contrôle est endormi ; tandis que la faculté imaginative veille et 
travaille. Ne se peut-il pas qu’une des imperceptibles touches du clavier 
cérébral se trouve paralysée chez moi ? Des hommes, à la suite d’accidents, 
perdent la mémoire des noms propres ou des verbes ou des chiffres, ou seulement 
des dates. Les localisations de toutes les parcelles de la pensée sont 
aujourd’hui prouvées. Or, quoi d’étonnant à ce que ma faculté de contrôler 
l’irréalité de certaines hallucinations, se trouve engourdie chez moi en ce 
moment !

Je songeais à tout cela en suivant le bord de l’eau. Le soleil couvrait de 
clarté la rivière, faisait la terre délicieuse, emplissait mon regard d’amour 
pour la vie, pour les hirondelles, dont l’agilité est une joie de mes yeux, 
pour les herbes de la rive dont le frémissement est un bonheur de mes oreilles.

Peu à peu, cependant un malaise inexplicable me pénétrait. Une force, me 
semblait-il, une force occulte m’engourdissait, m’arrêtait, m’empêchait d’aller 
plus loin, me rappelait en arrière. J’éprouvais ce besoin douloureux de rentrer 
qui vous oppresse, quand on a laissé au logis un malade aimé, et que le 
pressentiment vous saisit d’une aggravation de son mal.

Donc, je revins malgré moi, sûr que j’allais trouver, dans ma maison, une 
mauvaise nouvelle, une lettre ou une dépêche. Il n’y avait rien ; et je 
demeurai plus surpris et plus inquiet que si j’avais eu de nouveau quelque 
vision fantastique.

8 août. – J’ai passé hier une affreuse soirée. Il ne se manifeste plus, mais je 
le sens près de moi, m’épiant, me regardant, me pénétrant, me dominant et plus 
redoutable, en se cachant ainsi, que s’il signalait par des phénomènes 
surnaturels sa présence invisible et constante.

J’ai dormi, pourtant.

9 août. – Rien, mais j’ai peur.

10 août. – Rien ; qu’arrivera-t-il demain ?

11 août. – Toujours rien ; je ne puis plus rester chez moi avec cette crainte 
et cette pensée entrées en mon âme ; je vais partir.

12 août, 10 heures du soir. – Tout le jour j’ai voulu m’en aller ; je n’ai pas 
pu. J’ai voulu accomplir cet acte de liberté si facile, si simple, – sortir – 
monter dans ma voiture pour gagner Rouen – je n’ai pas pu. Pourquoi ?

13 août. – Quand on est atteint par certaines maladies, tous les ressorts de 
l’être physique semblent brisés, toutes les énergies anéanties, tous les 
muscles relâchés, les os devenus mous comme la chair et la chair liquide comme 
de l’eau. J’éprouve cela dans mon être moral d’une façon étrange et désolante. 
Je n’ai plus aucune force, aucun courage, aucune domination sur moi, aucun 
pouvoir même de mettre en mouvement ma volonté. Je ne peux plus vouloir ; mais 
quelqu’un veut pour moi ; et j’obéis.

14 août. – Je suis perdu ! Quelqu’un possède mon âme et la gouverne ! quelqu’un 
ordonne tous mes actes, tous mes mouvements, toutes mes pensées. Je ne suis 
plus rien en moi, rien qu’un spectateur esclave et terrifié de toutes les 
choses que j’accomplis. Je désire sortir. Je ne peux pas. Il ne veut pas ; et 
je reste, éperdu, tremblant, dans le fauteuil où il me tient assis. Je désire 
seulement me lever, me soulever, afin de me croire encore maître de moi. Je ne 
peux pas ! Je suis rivé à mon siège ; et mon siège adhère au sol, de telle 
sorte qu’aucune force ne nous soulèverait.

Puis, tout d’un coup, il faut, il faut, il faut que j’aille au fond de mon 
jardin cueillir des fraises et les manger. Et j’y vais. Je cueille des fraises 
et je les mange ! Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-il un Dieu ? S’il 
en est un, délivrez-moi, sauvez-moi ! secourez-moi ! Pardon ! Pitié ! Grâce ! 
Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance ! quelle torture ! quelle horreur !

15 août. – Certes, voilà comment était possédée et dominée ma pauvre cousine, 
quand elle est venue m’emprunter cinq mille francs. Elle subissait un vouloir 
étranger entré en elle, comme une autre âme, comme une autre âme parasite et 
dominatrice. Est-ce que le monde va finir ?

Mais celui qui me gouverne, quel est-il, cet invisible ? cet inconnaissable, ce 
rôdeur d’une race surnaturelle ?

Donc les Invisibles existent ! Alors, comment depuis l’origine du monde ne se 
sont-ils pas encore manifestés d’une façon précise comme ils le font pour moi ? 
Je n’ai jamais rien lu qui ressemble à ce qui s’est passé dans ma demeure. Oh ! 
si je pouvais la quitter, si je pouvais m’en aller, fuir et ne pas revenir. Je 
serais sauvé, mais je ne peux pas.

16 août. – J’ai pu m’échapper aujourd’hui pendant deux heures, comme un 
prisonnier qui trouve ouverte, par hasard, la porte de son cachot. J’ai senti 
que j’étais libre tout à coup et qu’il était loin. J’ai ordonné d’atteler bien 
vite et j’ai gagné Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir dire à un homme qui 
obéit : « Allez à Rouen ! »

Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque et j’ai prié qu’on me prêtât le 
grand traité du docteur Hermann Herestauss sur les habitants inconnus du monde 
                                °°°°°°°°°°
antique et moderne.

Puis, au moment de remonter dans mon coupé, j’ai voulu dire : « À la gare ! » 
et j’ai crié, – je n’ai pas dit, j’ai crié – d’une voix si forte que les 
passants se sont retournés : « À la maison », et je suis tombé, affolé 
d’angoisse, sur le coussin de ma voiture. Il m’avait retrouvé et repris.

17 août. – Ah ! Quelle nuit ! quelle nuit ! Et pourtant il me semble que je 
devrais me réjouir. Jusqu’à une heure du matin, j’ai lu ! Hermann Herestauss, 
                                                                  °°°°°°°°°°
docteur en philosophie et en théogonie, a écrit l’histoire et les 
manifestations de tous les êtres invisibles rôdant autour de l’homme ou rêvés 
par lui. Il décrit leurs origines, leur domaine, leur puissance. Mais aucun 
d’eux ne ressemble à celui qui me hante. On dirait que l’homme, depuis qu’il 
pense, a pressenti et redouté un être nouveau, plus fort que lui, son 
successeur en ce monde, et que, le sentant proche et ne pouvant prévoir la 
nature de ce maître, il a créé, dans sa terreur, tout le peuple fantastique des 
êtres occultes, fantômes vagues nés de la peur.

Donc, ayant lu jusqu’à une heure du matin, j’ai été m’asseoir ensuite auprès de 
ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon front et ma pensée au vent calme de 
l’obscurité.

Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme j’aurais aimé cette nuit-là autrefois !

Pas de lune. Les étoiles avaient au fond du ciel noir des scintillements 
frémissants. Qui habite ces mondes ? Quelles formes, quels vivants, quels 
animaux, quelles plantes sont là-bas ? Ceux qui pensent dans ces univers 
lointains, que savent-ils plus que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ? Que 
voient-ils que nous ne connaissons point ? Un d’eux, un jour ou l’autre, 
traversant l’espace, n’apparaîtra-t-il pas sur notre terre pour la conquérir, 
comme les Normands jadis traversaient la mer pour asservir des peuples plus 
faibles ?

Nous sommes si infirmes, si désarmés, si ignorants, si petits, nous autres, sur 
ce grain de boue qui tourne délayé dans une goutte d’eau.

Je m’assoupis en rêvant ainsi au vent frais du soir.

Or, ayant dormi environ quarante minutes, je rouvris les yeux sans faire un 
mouvement, réveillé par je ne sais quelle émotion confuse et bizarre. Je ne vis 
rien d’abord, puis, tout à coup, il me sembla qu’une page du livre resté ouvert 
sur ma table venait de tourner toute seule. Aucun souffle d’air n’était entré 
par ma fenêtre. Je fus surpris et j’attendis. Au bout de quatre minutes 
environ, je vis, je vis, oui, je vis de mes yeux une autre page se soulever et 
se rabattre sur la précédente, comme si un doigt l’eût feuilletée. Mon fauteuil 
était vide, semblait vide ; mais je compris qu’il était là, lui, assis à ma 
place, et qu’il lisait. D’un bond furieux, d’un bond de bête révoltée, qui va 
éventrer son dompteur, je traversai ma chambre pour le saisir, pour 
l’étreindre, pour le tuer !… Mais mon siège, avant que je l’eusse atteint, se 
renversa comme si on eût fui devant moi… ma table oscilla, ma lampe tomba et 
s’éteignit, et ma fenêtre se ferma comme si un malfaiteur surpris se fût élancé 
dans la nuit, en prenant à pleines mains les battants.

Donc, il s’était sauvé ; il avait eu peur, peur de moi, lui !

Alors,… alors… demain… ou après,… ou un jour quelconque,… je pourrai donc le 
     ^^                        ^^                      ^^
* 5:7  # 377p  : Typographie : pas de virgule avant les points de suspension.
  > Suggestions : …
* 31:33  # 377p  : Typographie : pas de virgule avant les points de suspension.
  > Suggestions : …
* 55:57  # 377p  : Typographie : pas de virgule avant les points de suspension.
  > Suggestions : …

tenir sous mes poings, et l’écraser contre le sol ! Est-ce que les chiens, 
quelquefois, ne mordent point et n’étranglent pas leurs maîtres ?

18 août. – J’ai songé toute la journée. Oh ! oui, je vais lui obéir, suivre ses 
impulsions, accomplir toutes ses volontés, me faire humble, soumis, lâche. Il 
est le plus fort. Mais une heure viendra…

19 août. – Je sais… je sais… je sais tout ! Je viens de lire ceci dans la Revue 
du Monde scientifique : « Une nouvelle assez curieuse nous arrive de Rio de 
Janeiro. Une folie, une épidémie de folie, comparable aux démences contagieuses 
qui atteignirent les peuples d’Europe au moyen âge, sévit en ce moment dans la 
                                         ^^^^^^^^^
* 277:286  # 5069s  : Le « Moyen Âge ».
  > Suggestions : Moyen Âge

province de San-Paulo. Les habitants éperdus quittent leurs maisons, désertent 
leurs villages, abandonnent leurs cultures, se disant poursuivis, possédés, 
gouvernés comme un bétail humain par des êtres invisibles bien que tangibles, 
des sortes de vampires qui se nourrissent de leur vie, pendant leur sommeil, et 
qui boivent en outre de l’eau et du lait sans paraître toucher à aucun autre 
aliment.

« M. le professeur Don Pedro Henriquez, accompagné de plusieurs savants 
                             °°°°°°°°°
médecins, est parti pour la province de San-Paulo, afin d’étudier sur place les 
origines et les manifestations de cette surprenante folie, et de proposer à 
l’Empereur les mesures qui lui paraîtront le plus propres à rappeler à la 
                                                  ^^^^^^^
* 278:285  # 3142s  : Accord de nombre erroné : « propres » devrait être au
  singulier.
  > Suggestions : propre

raison ces populations en délire. »

Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle le beau trois-mâts brésilien qui passa 
sous mes fenêtres en remontant la Seine, le 8 mai dernier ! Je le trouvai si 
joli, si blanc, si gai ! L’Être était dessus, venant de là-bas, où sa race est 
née ! Et il m’a vu ! Il a vu ma demeure blanche aussi ; et il a sauté du navire 
sur la rive. Oh ! mon Dieu !

À présent, je sais, je devine. Le règne de l’homme est fini.

Il est venu, Celui que redoutaient les premières terreurs des peuples naïfs, 
Celui qu’exorcisaient les prêtres inquiets, que les sorciers évoquaient par les 
nuits sombres, sans le voir apparaître encore, à qui les pressentiments des 
maîtres passagers du monde prêtèrent toutes les formes monstrueuses ou 
gracieuses des gnomes, des esprits, des génies, des fées, des farfadets. Après 
les grossières conceptions de l’épouvante primitive, des hommes plus 
perspicaces l’ont pressenti plus clairement. Mesmer l’avait deviné, et les 
                                             °°°°°°
médecins, depuis dix ans déjà, ont découvert, d’une façon précise, la nature de 
sa puissance avant qu’il l’eût exercée lui-même. Ils ont joué avec cette arme 
du Seigneur nouveau, la domination d’un mystérieux vouloir sur l’âme humaine 
devenue esclave. Ils ont appelé cela magnétisme, hypnotisme, suggestion… que 
sais-je ? Je les ai vus s’amuser comme des enfants imprudents avec cette 
horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur à l’homme ! Il est venu, le… le… 
comment se nomme-t-il… le… il me semble qu’il me crie son nom, et je ne 
l’entends pas… le… oui… il le crie… J’écoute… je ne peux pas… répète… le… 
Horla… J’ai entendu… le Horla… c’est lui… le Horla… il est venu !…
°°°°°                   °°°°°                °°°°°

Ah ! le vautour a mangé la colombe, le loup a mangé le mouton ; le lion a 
dévoré le buffle aux cornes aiguës ; l’homme a tué le lion avec la flèche, avec 
le glaive, avec la poudre ; mais le Horla va faire de l’homme ce que nous avons 
                                    °°°°°
fait du cheval et du bœuf : sa chose, son serviteur et sa nourriture, par la 
seule puissance de sa volonté. Malheur à nous !

Pourtant, l’animal, quelquefois, se révolte et tue celui qui l’a dompté… moi 
aussi je veux… je pourrai… mais il faut le connaître, le toucher, le voir ! Les 
savants disent que l’œil de la bête, différent du nôtre, ne distingue point 
comme le nôtre… Et mon œil à moi ne peut distinguer le nouveau venu qui 
m’opprime.

Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent les paroles du moine du mont 
Saint-Michel : « Est-ce que nous voyons la cent-millième partie de ce qui 
existe ? Tenez, voici le vent qui est la plus grande force de la nature, qui 
renverse les hommes, abat les édifices, déracine les arbres, soulève la mer en 
montagnes d’eau, détruit les falaises et jette aux brisants les grands navires, 
le vent qui tue, qui siffle, qui gémit, qui mugit, l’avez-vous vu et 
pouvez-vous le voir : il existe pourtant ! »

Et je songeais encore : mon œil est si faible, si imparfait, qu’il ne distingue 
même point les corps durs, s’ils sont transparents comme le verre !… Qu’une 
glace sans tain barre mon chemin, il me jette dessus comme l’oiseau entré dans 
une chambre se casse la tête aux vitres. Mille choses en outre le trompent et 
l’égarent ? Quoi d’étonnant, alors, à ce qu’il ne sache point apercevoir un 
corps nouveau que la lumière traverse.

Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait venir assurément ! pourquoi 
serions-nous les derniers ! Nous ne le distinguons point, ainsi que tous les 
autres créés avant nous ? C’est que sa nature est plus parfaite, son corps plus 
fin et plus fini que le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement conçu, 
encombré d’organes toujours fatigués, toujours forcés comme des ressorts trop 
complexes, que le nôtre, qui vit comme une plante et comme une bête, en se 
nourrissant péniblement d’air, d’herbe et de viande, machine animale en proie 
aux maladies, aux déformations, aux putréfactions, poussive, mal réglée, naïve 
et bizarre, ingénieusement mal faite, œuvre grossière et délicate, ébauche 
d’être qui pourrait devenir intelligent et superbe.

Nous sommes quelques-uns, si peu sur ce monde, depuis l’huître jusqu’à l’homme. 
Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie la période qui sépare les 
apparitions successives de toutes les espèces diverses ?

Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas aussi d’autres arbres aux fleurs 
immenses, éclatantes et parfumant des régions entières ? Pourquoi pas d’autres 
éléments que le feu, l’air, la terre et l’eau ? – Ils sont quatre, rien que 
quatre, ces pères nourriciers des êtres ! Quelle pitié ! Pourquoi ne sont-ils 
pas quarante, quatre cents, quatre mille ! Comme tout est pauvre, mesquin, 
misérable ! avarement donné, sèchement inventé, lourdement fait ! Ah ! 
l’éléphant, l’hippopotame, que de grâce ! Le chameau que d’élégance !

Mais direz-vous, le papillon ! une fleur qui vole ! J’en rêve un qui serait 
grand comme cent univers, avec des ailes dont je ne puis même exprimer la 
forme, la beauté, la couleur et le mouvement. Mais je le vois… il va d’étoile 
en étoile, les rafraîchissant et les embaumant au souffle harmonieux et léger 
de sa course !… Et les peuples de là-haut le regardent passer, extasiés et 
ravis !…
· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	· 	·

Qu’ai-je donc ? C’est lui, lui, le Horla, qui me hante, qui me fait penser ces 
                                   °°°°°
folies ! Il est en moi, il devient mon âme ; je le tuerai !

19 août. – Je le tuerai. Je l’ai vu ! je me suis assis hier soir, à ma table ; 
et je fis semblant d’écrire avec une grande attention. Je savais bien qu’il 
viendrait rôder autour de moi, tout près, si près que je pourrais peut-être le 
toucher, le saisir ? Et alors !… alors, j’aurais la force des désespérés ; 
j’aurais mes mains, mes genoux, ma poitrine, mon front, mes dents pour 
l’étrangler, l’écraser, le mordre, le déchirer.

Et je le guettais avec tous mes organes surexcités.

J’avais allumé mes deux lampes et les huit bougies de ma cheminée, comme si 
j’eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.

En face de moi, mon lit, un vieux lit de chêne à colonnes ; à droite, ma 
cheminée ; à gauche, ma porte fermée avec soin, après l’avoir laissée longtemps 
ouverte, afin de l’attirer ; derrière moi, une très haute armoire à glace, qui 
me servait chaque jour pour me raser, pour m’habiller, et où j’avais coutume de 
me regarder, de la tête aux pieds, chaque fois que je passais devant.

Donc, je faisais semblant d’écrire, pour le tromper, car il m’épiait lui 
aussi ; et soudain, je sentis, je fus certain qu’il lisait par-dessus mon 
épaule, qu’il était là, frôlant mon oreille.

Je me dressai, les mains tendues, en me tournant si vite que je faillis tomber. 
Eh ! bien ?… on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma 
glace !… Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image 
n’était pas dedans… et j’étais en face, moi ! Je voyais le grand verre limpide 
du haut en bas. Et je regardais cela avec des yeux affolés ; et je n’osais plus 
avancer, je n’osais plus faire un mouvement, sentant bien pourtant qu’il était 
là, mais qu’il m’échapperait encore, lui dont le corps imperceptible avait 
dévoré mon reflet.

Comme j’eus peur ! Puis voilà que tout à coup je commençai à m’apercevoir dans 
une brume, au fond du miroir, dans une brume comme à travers une nappe d’eau ; 
et il me semblait que cette eau glissait de gauche à droite, lentement, rendant 
plus précise mon image, de seconde en seconde. C’était comme la fin d’une 
éclipse. Ce qui me cachait ne paraissait point posséder de contours nettement 
arrêtés, mais une sorte de transparence opaque, s’éclaircissant peu à peu.

Je pus enfin me distinguer complètement, ainsi que je le fais chaque jour en me 
regardant.

Je l’avais vu ! L’épouvante m’en est restée, qui me fait encore frissonner.

20 août. – Le tuer, comment ? puisque je ne peux l’atteindre ? Le poison ? mais 
il me verrait le mêler à l’eau ; et nos poisons, d’ailleurs, auraient-ils un 
effet sur son corps imperceptible ? Non… non… sans aucun doute… Alors ?… 
alors ?…

21 août. – J’ai fait venir un serrurier de Rouen, et lui ai commandé pour ma 
chambre des persiennes de fer, comme en ont, à Paris, certains hôtels 
particuliers, au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs. Il me fera, en 
outre, une porte pareille. Je me suis donné pour un poltron, mais je m’en 
moque !…
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10 septembre. – Rouen, hôtel continental. C’est fait… c’est fait… mais est-il 
mort ? J’ai l’âme bouleversée de ce que j’ai vu.

Hier donc, le serrurier ayant posé ma persienne et ma porte de fer, j’ai laissé 
tout ouvert jusqu’à minuit, bien qu’il commençât à faire froid.

Tout à coup, j’ai senti qu’il était là, et une joie, une joie folle m’a saisi. 
Je me suis levé lentement, et j’ai marché à droite, à gauche, longtemps pour 
qu’il ne devinât rien ; puis j’ai ôté mes bottines et mis mes savates avec 
négligence ; puis j’ai fermé ma persienne de fer, et revenant à pas tranquilles 
vers la porte, j’ai fermé la porte aussi à double tour. Retournant alors vers 
la fenêtre, je la fixai par un cadenas, dont je mis la clef dans ma poche.

Tout à coup, je compris qu’il s’agitait autour de moi, qu’il avait peur à son 
tour, qu’il m’ordonnait de lui ouvrir. Je faillis céder ; je ne cédai pas, mais 
m’adossant à la porte, je l’entre-bâillai, tout juste assez pour passer, moi, à 
reculons ; et comme je suis très grand ma tête touchait au linteau. J’étais sûr 
qu’il n’avait pu s’échapper et je l’enfermai, tout seul, tout seul ! Quelle 
joie ! Je le tenais ! Alors, je descendis, en courant ; je pris dans mon salon, 
sous ma chambre, mes deux lampes et je renversai toute l’huile sur le tapis, 
sur les meubles, partout ; puis j’y mis le feu, et je me sauvai, après avoir 
bien refermé, à double tour, la grande porte d’entrée.

Et j’allai me cacher au fond de mon jardin, dans un massif de lauriers. Comme 
ce fut long ! comme ce fut long ! Tout était noir, muet, immobile ; pas un 
souffle d’air, pas une étoile, des montagnes de nuages qu’on ne voyait point, 
mais qui pesaient sur mon âme si lourds, si lourds.
                                 ^^^^^^
* 264:270  # 3554s  : Accord de nombre erroné avec « âme » : « lourds » devrait
  être au singulier.
  > Suggestions : lourd


Je regardais ma maison, et j’attendais. Comme ce fut long ! Je croyais déjà que 
le feu s’était éteint tout seul, ou qu’il l’avait éteint, Lui, quand une des 
fenêtres d’en bas creva sous la poussée de l’incendie, et une flamme, une 
grande flamme rouge et jaune, longue, molle, caressante, monta le long du mur 
blanc et le baisa jusqu’au toit. Une lueur courut dans les arbres, dans les 
branches, dans les feuilles, et un frisson, un frisson de peur aussi ! Les 
oiseaux se réveillaient ; un chien se mit à hurler ; il me sembla que le jour 
se levait ! Deux autres fenêtres éclatèrent aussitôt, et je vis que tout le bas 
de ma demeure n’était plus qu’un effrayant brasier. Mais un cri, un cri 
horrible, suraigu, déchirant, un cri de femme passa dans la nuit, et deux 
mansardes s’ouvrirent ! J’avais oublié mes domestiques ! Je vis leurs faces 
affolées, et leurs bras qui s’agitaient !…

Alors, éperdu d’horreur, je me mis à courir vers le village en hurlant : « Au 
secours ! au secours ! au feu ! au feu ! » Je rencontrai des gens qui s’en 
venaient déjà et je retournai avec eux, pour voir !

La maison, maintenant, n’était plus qu’un bûcher horrible et magnifique, un 
bûcher monstrueux, éclairant toute la terre, un bûcher où brûlaient des hommes, 
et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier, l’Être nouveau, le nouveau 
maître, le Horla !
           °°°°°

Soudain le toit tout entier s’engloutit entre les murs, et un volcan de flammes 
jaillit jusqu’au ciel. Par toutes les fenêtres ouvertes sur la fournaise, je 
voyais la cuve de feu, et je pensais qu’il était là, dans ce four, mort…

— Mort ? Peut-être ?… Son corps ? son corps que le jour traversait n’était-il 
pas indestructible par les moyens qui tuent les nôtres ?

S’il n’était pas mort ?… seul peut-être le temps a prise sur l’Être Invisible 
et Redoutable. Pourquoi ce corps transparent, ce corps inconnaissable, ce corps 
d’Esprit, s’il devait craindre, lui aussi, les maux, les blessures, les 
infirmités, la destruction prématurée ?

La destruction prématurée ? toute l’épouvante humaine vient d’elle ! Après 
l’homme le Horla. – Après celui qui peut mourir tous les jours, à toutes les 
           °°°°°
heures, à toutes les minutes, par tous les accidents, est venu celui qui ne 
doit mourir qu’à son jour, à son heure, à sa minute, parce qu’il a touché la 
limite de son existence !

Non… non… sans aucun doute, sans aucun doute… il n’est pas mort… Alors… alors… 
il va donc falloir que je me tue, moi !…